Une plaie béante dans le golfe du Mexique
L’actuelle marée noire n’est pas un simple accident industriel mais une blessure profonde infligée à la Terre, souligne la journaliste militante Naomi Klein.
A la une
L’hebdomadaire The Nation a consacré son édition du 12 juillet à la marée noire. L’article de Naomi Klein publié ci-contre figure en une, sous le titre “Un trou dans le monde”, avec une tête de mort à l’appui.
■ L’auteur
Née à Montréal en 1970, la journaliste Naomi Klein s’est imposée comme une figure du mouvement altermondialiste avec son livre No Logo, en 2001. Elle collabore régulièrement à de grands titres de la presse anglo-saxonne tels que The New York Times,
■ L’auteur
Née à Montréal en 1970, la journaliste Naomi Klein s’est imposée comme une figure du mouvement altermondialiste avec son livre No Logo, en 2001. Elle collabore régulièrement à de grands titres de la presse anglo-saxonne tels que The New York Times,
Le public venu assister à la réunion avait été prié à plusieurs reprises de faire montre de civilité à l’égard de ces messieurs de BP et du gouvernement fédéral. Ces éminentes personnalités avaient ménagé du temps dans leurs agendas surchargés pour se rendre, un mardi soir, dans le gymnase de l’école de Plaquemines Parish, en Louisiane, l’une des nombreuses communautés côtières où le poison brun envahit peu à peu les marais, résultat de ce que l’on évoque aujourd’hui comme le plus grand désastre écologique de l’histoire des Etats-Unis. “Adressez-vous à eux comme vous voudriez que l’on vous parle”, avait supplié une dernière fois le président de séance avant de laisser le public poser ses questions. Et pendant quelques instants la foule, composée pour l’essentiel de familles de pêcheurs, fit preuve d’une remarquable retenue. On écouta patiemment le très habile Larry Thomas, porte-parole de BP, jurer qu’il faisait son possible pour “améliorer” le traitement par sa compagnie des demandes d’indemnisations. On ne broncha pas aux propos du représentant de l’Environmental Protection Agency (EPA) [agence fédérale de protection de l’environnement], qui affirma que les dispersants chimiques répandus sur la nappe de pétrole n’étaient pas toxiques.
Le public commença toutefois à perdre patience lorsque le capitaine de la garde côtière, Ed Stanton, monta pour la troisième fois sur le podium pour leur assurer que “les gardes-côtes [avaient] bien l’intention de faire en sorte que BP s’acquitte du nettoyage”. “Mettez ça par écrit !” cria quelqu’un. Le pêcheur de crevettes Matt O’Brien s’approcha du micro. “Ce n’est pas la peine de nous le répéter”, déclara-t-il, “de toute façon, on ne vous croit plus !” Toute la salle l’applaudit bruyamment.
On ne peut rien faire pour nettoyer un marais envahi de pétrole
Même si elle ne servit à rien d’autre, cette réunion eut en tout cas un effet cathartique. Depuis plusieurs semaines, les habitants du coin étaient soumis à un feu roulant de promesses extravagantes en provenance de Washington, de Houston et de Londres. Chaque fois qu’ils allumaient leur télévision, c’était pour entendre Tony Hayward, le patron de BP, jurer solennellement qu’il “réparer[ait] les dégâts”. Ou Obama faisant part de son absolue conviction que son gouvernement “remettr[ait] la côte du golfe du Mexique en état”. Tout cela sonnait bien aux oreilles. Mais pour des gens qui sont mis en contact quotidien avec la délicate chimie des zones humides, cela avait aussi un côté absurde. On peut écoper le pétrole flottant à la surface de la mer, on peut le ratisser sur les plages, mais on ne peut rien faire pour nettoyer un marais envahi de pétrole, à part le laisser mourir. Les larves d’innombrables espèces pour lesquelles les marais sont des aires de reproduction – crevettes, crabes, huîtres et poissons – seront empoisonnées.
Et puis il y a les roseaux. Si le pétrole s’enfonce dans les marais, il ne tuera pas seulement la végétation au niveau du sol, mais aussi les racines. Or ce sont ces racines qui assurent la cohérence des marais en empêchant la terre de s’effondrer dans le delta du Mississippi et le golfe du Mexique. Des endroits comme Plaquemines Parish risquent donc non seulement de perdre leurs lieux de pêche, mais également une bonne partie des barrières physiques qui atténuent la violence des ouragans comme Katrina. Combien de temps faut-il pour qu’un écosystème à ce point ravagé soit “restauré à l’identique”, comme s’y est engagé le ministre de l’Intérieur d’Obama ?
Les zones côtières seront défigurées pour longtemps
Nous savons en tout cas une chose : loin d’être rendue à son état originel, la côte du golfe du Mexique sera, selon toute probabilité, défigurée pour longtemps. Ses eaux poissonneuses et son ciel sillonné d’oiseaux seront moins vivants qu’aujourd’hui. L’espace qu’occupent de nombreuses communautés sera amputé par l’érosion. Et la culture locale dépérira. Parce que, tout le long de cette côte, les habitants ne se rassemblent pas seulement autour de la pêche. Ils entretiennent un réseau complexe de liens qui incluent les traditions familiales, la cuisine, la musique, l’art et quelques langues en voie d’extinction – et ce réseau agit à la manière des racines qui assurent l’intégrité de la couche terreuse des marais. Sans la pêche, ces cultures uniques perdent leur système radiculaire, le terreau même où elles se développent.
Si l’ouragan Katrina a mis à nu la réalité du racisme, le désastre BP met à nu quelque chose de beaucoup plus profondément occulté : le peu de contrôle que nous exerçons sur les terribles forces naturelles interconnectées avec lesquelles nous jouons avec une telle insouciance. BP n’est pas capable de reboucher le trou qu’il a fait dans la Terre. Obama ne peut pas ordonner au pélican brun de ne pas disparaître. Aucune somme d’argent – pas même les 20 milliards de dollars que BP s’est engagé à mettre sur un compte sous séquestre, pas même 100 milliards de dollars – ne peut remplacer une culture qui a perdu ses racines.
Cette crise environnementale touche à de nombreux problèmes : la corruption, la dérégulation, l’addiction aux combustibles fossiles. Mais au-delà, elle remet en question la dangereuse attitude de notre culture qui prétend avoir une telle compréhension de la nature et un tel contrôle sur elle qu’ils nous autorisent à la manipuler et à la remodeler radicalement en ne faisant peser qu’un risque minimum sur les systèmes naturels qui assurent notre subsistance. Comme l’a révélé le désastre BP, la nature n’est jamais aussi prévisible que le laissent imaginer les modèles mathématiques et géologiques les plus sophistiqués. “Les meilleurs esprits et la meilleure expertise ont été réunis” pour résoudre la crise, a déclaré le patron de BP, Tony Hayward, lors de sa récente audition devant le Congrès, “à l’exception du programme spatial des années 1960, jamais une équipe plus compétente et plus efficace techniquement n’a été mise en place.” Et pourtant, ces spécialistes sont comme la brochette de personnalités alignées sur la scène du gymnase de Louisiane : ils font comme s’ils savaient, alors qu’ils ne savent rien.
Comme tout le monde a pu s’en rendre compte après l’explosion de la plate-forme Deepwater Horizon, BP n’avait prévu aucune réponse efficace en cas d’accident. Quand on lui a demandé pourquoi sa compagnie n’avait même pas pris la peine d’entreposer à terre un dôme de confinement, Steve Rinehart, porte-parole de BP, a répondu : “Je pense que personne n’avait prévu la situation à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui.” Ce refus d’anticiper un échec est sans conteste venu d’en haut. Il y a un an, Hayward déclarait à un groupe d’étudiants de Harvard qu’il avait sur son bureau une plaque portant l’inscription : “Si vous étiez certain de ne pas échouer, que tenteriez-vous ?” Loin d’être une simple devise, la phrase décrit précisément la façon dont BP et ses concurrents se comportent dans le monde réel. Lors des récentes auditions devant le Congrès, le député démocrate du Massachusetts Ed Markey a questionné les représentants des grandes compagnies pétrolières et gazières sur la façon dont elles avaient réparti leurs budgets. Sur trois ans, elles ont dépensé “39 milliards de dollars dans la prospection de nouveaux gisements, alors qu’elles n’ont alloué que 20 millions de dollars à la recherche sur les questions de sécurité, de prévention des accidents et de gestion des pollutions de grande ampleur”.
Le “dossier initial d’exploration” que BP a soumis au gouvernement avant le forage de Deepwater Horizon se lit comme une tragédie grecque sur l’arrogance humaine. Même en cas de marée noire, peut-on y lire, les dégâts environnementaux seront minimes. Présentant la nature comme un partenaire (voire un sous-traitant) prévisible et consentant, le rapport explique qu’en cas de pollution accidentelle “les courants et la dégradation microbienne élimineraient le pétrole de la colonne d’eau et dilueraient ses composants à des taux insignifiants”. Les effets sur la faune, d’autre part, “ne seraient pas mortels” en raison de “la capacité des poissons et des crustacés adultes à éviter les nappes de pollution et à métaboliser les hydrocarbures”.
Plus fort encore, en cas d’accident, il y aurait probablement “un risque très faible d’impact sur le littoral” du fait de la réaction rapide prévue par la compagnie et de “la distance séparant la plate-forme du rivage” – environ 70 kilomètres. Il s’agit là de la déclaration la plus stupéfiante du rapport. Dans un golfe fréquemment balayé par des vents soufflant à plus de 60 km/h, et sans parler des ouragans, BP a si peu tenu compte de la puissance de la houle et des coups de vent que l’on n’a même pas songé qu’une nappe de pétrole puisse dériver sur 70 kilomètres. (Mi-juin, un débris provenant de la plate-forme Deepwater Horizon a été retrouvé sur une plage de Floride, à près de 300 kilomètres du lieu de l’explosion.) Une négligence aussi éhontée n’aurait cependant pas été tolérée si BP n’avait pas fait part de ses prévisions à une classe politique avide de croire que la nature est désormais totalement maîtrisée. Forer sans la moindre réflexion préalable a été la politique adoptée par le Parti républicain à partir de mai 2008. Alors que le prix de l’essence atteignait des sommets, le leader conservateur Newt Gingrich lança le slogan : “Drill Here, Drill Now, Pay Less” [Forons ici, forons aujourd’hui même, faisons des économies].
Immensément populaire, la campagne en faveur des forages jeta aux orties prudence, études préalables et action mesurée. Dans l’esprit de Gingrich, forer partout où l’on pouvait espérer trouver du pétrole ou du gaz était un moyen infaillible pour tout à la fois faire baisser le prix des carburants à la pompe, créer des emplois et donner un coup de pied au cul aux Arabes. Face à ces trois nobles objectifs, il fallait n’être qu’une chochotte pour se préoccuper d’environnement. Obama a donné dans le panneau. Trois semaines avant l’explosion de la plate-forme Deepwater Horizon, il a annoncé qu’il autoriserait les forages off-shore dans certaines zones protégées du littoral américain.
“L’océan est vaste : il surmontera ça”, a claironné le patron de BP
L’océan est vaste : il surmontera ça, claironnait Hayward durant les premiers jours de la catastrophe pendant que John Curry, porte-parole de BP, affirmait avec aplomb que les microbes dévoreraient la totalité du pétrole présent dans l’eau de mer, car la nature, disait-il, “est toute prête à apporter son aide à la résolution du problème”. Or la nature n’a pas joué le jeu. Le puits jaillissant de l’océan a emporté tous les obturateurs, dômes de confinement et autres systèmes d’injection mis en œuvre par BP. Les vents et les courants marins se sont joués des dérisoires barrages flottants déployés pour tenter d’absorber le pétrole. “Nous les avions prévenus”, raconte Byron Encalade, président de l’Association des ostréiculteurs de Louisiane. “Le pétrole va passer par-dessus les barrages ou s’infiltrer par-dessous.” Et c’est exactement ce qui est arrivé. Le biologiste marin Rick Steiner, qui suit de près les opérations de nettoyage, estime que “70 à 80 % des barrages déployés ne servent absolument à rien”.
Enfin, il y a la question controversée des dispersants chimiques : près de 4 millions de litres de ces produits ont été déversés par BP dans l’océan, avec sa désinvolture coutumière. Or très peu de tests ont été effectués et l’on ne sait absolument pas ce que cette quantité sans précédent de pétrole dilué dans l’eau va provoquer sur la faune marine.
Une profonde blessure infligée à un organisme vivant
Heureusement, beaucoup d’autres tirent une leçon différente de la catastrophe, qu’ils voient comme la preuve de notre impuissance à maîtriser les formidables forces naturelles que nous libérons. Il y a également autre chose : le sentiment que le trou au fond de la mer est plus qu’un simple accident d’ingénierie. C’est une profonde blessure infligée à un organisme vivant.
C’est sans doute le rebondissement le plus surprenant de la saga de la côte du golfe du Mexique. Il semble que ce désastre nous ouvre les yeux sur une réalité : la Terre n’a jamais été une machine. Suivre le cheminement du pétrole dans l’écosystème constitue une excellente introduction à l’écologie globale. Chaque jour, nous prenons un peu plus conscience que tel problème terrible survenant dans une région du monde se répercute selon des chemins que la plupart d’entre nous n’auraient jamais imaginés. Nous apprenons que les pêcheurs de l’île du Prince-Edouard, au Canada, s’inquiètent parce que le thon rouge de l’Atlantique qu’ils pêchent se reproduit à des milliers de kilomètres plus au sud, dans les eaux souillées de pétrole du golfe du Mexique. Et nous découvrons aussi que, pour les oiseaux, les zones humides de la côte du golfe du Mexique sont un gigantesque aéroport : 75 % de tous les oiseaux aquatiques migrateurs des Etats-Unis y font escale.
C’est une chose de s’entendre expliquer qu’un papillon battant des ailes au Brésil peut provoquer une tornade au Texas. C’en est une autre que de voir la théorie du chaos se concrétiser sous vos yeux. L’universitaire et écoféministe Carolyn Merchant formule de la façon suivante la grande leçon à tirer de ce désastre : “Le problème, comme l’a tragiquement et tardivement découvert BP, est qu’en tant que force active la nature ne peut être confinée.” La conséquence la plus positive de cette catastrophe serait non seulement une accélération du développement des sources d’énergie renouvelables comme l’éolien, mais aussi une adhésion systématique au principe de précaution scientifique. Exact contraire du credo “si vous étiez persuadé de ne pas échouer” cher à Hayward, le principe de précaution établit que “lorsqu’une activité comporte des risques pour l’environnement ou la santé humaine”, nous devons procéder avec prudence, comme si l’échec était possible et même probable. Peut-être pourrions-nous offrir au patron de BP une nouvelle plaque pour orner son bureau lorsqu’il signera les chèques de compensation aux victimes de la marée noire : “Vous faites comme si vous saviez, mais en fait vous ne savez rien.”
Le public commença toutefois à perdre patience lorsque le capitaine de la garde côtière, Ed Stanton, monta pour la troisième fois sur le podium pour leur assurer que “les gardes-côtes [avaient] bien l’intention de faire en sorte que BP s’acquitte du nettoyage”. “Mettez ça par écrit !” cria quelqu’un. Le pêcheur de crevettes Matt O’Brien s’approcha du micro. “Ce n’est pas la peine de nous le répéter”, déclara-t-il, “de toute façon, on ne vous croit plus !” Toute la salle l’applaudit bruyamment.
On ne peut rien faire pour nettoyer un marais envahi de pétrole
Même si elle ne servit à rien d’autre, cette réunion eut en tout cas un effet cathartique. Depuis plusieurs semaines, les habitants du coin étaient soumis à un feu roulant de promesses extravagantes en provenance de Washington, de Houston et de Londres. Chaque fois qu’ils allumaient leur télévision, c’était pour entendre Tony Hayward, le patron de BP, jurer solennellement qu’il “réparer[ait] les dégâts”. Ou Obama faisant part de son absolue conviction que son gouvernement “remettr[ait] la côte du golfe du Mexique en état”. Tout cela sonnait bien aux oreilles. Mais pour des gens qui sont mis en contact quotidien avec la délicate chimie des zones humides, cela avait aussi un côté absurde. On peut écoper le pétrole flottant à la surface de la mer, on peut le ratisser sur les plages, mais on ne peut rien faire pour nettoyer un marais envahi de pétrole, à part le laisser mourir. Les larves d’innombrables espèces pour lesquelles les marais sont des aires de reproduction – crevettes, crabes, huîtres et poissons – seront empoisonnées.
Et puis il y a les roseaux. Si le pétrole s’enfonce dans les marais, il ne tuera pas seulement la végétation au niveau du sol, mais aussi les racines. Or ce sont ces racines qui assurent la cohérence des marais en empêchant la terre de s’effondrer dans le delta du Mississippi et le golfe du Mexique. Des endroits comme Plaquemines Parish risquent donc non seulement de perdre leurs lieux de pêche, mais également une bonne partie des barrières physiques qui atténuent la violence des ouragans comme Katrina. Combien de temps faut-il pour qu’un écosystème à ce point ravagé soit “restauré à l’identique”, comme s’y est engagé le ministre de l’Intérieur d’Obama ?
Les zones côtières seront défigurées pour longtemps
Nous savons en tout cas une chose : loin d’être rendue à son état originel, la côte du golfe du Mexique sera, selon toute probabilité, défigurée pour longtemps. Ses eaux poissonneuses et son ciel sillonné d’oiseaux seront moins vivants qu’aujourd’hui. L’espace qu’occupent de nombreuses communautés sera amputé par l’érosion. Et la culture locale dépérira. Parce que, tout le long de cette côte, les habitants ne se rassemblent pas seulement autour de la pêche. Ils entretiennent un réseau complexe de liens qui incluent les traditions familiales, la cuisine, la musique, l’art et quelques langues en voie d’extinction – et ce réseau agit à la manière des racines qui assurent l’intégrité de la couche terreuse des marais. Sans la pêche, ces cultures uniques perdent leur système radiculaire, le terreau même où elles se développent.
Si l’ouragan Katrina a mis à nu la réalité du racisme, le désastre BP met à nu quelque chose de beaucoup plus profondément occulté : le peu de contrôle que nous exerçons sur les terribles forces naturelles interconnectées avec lesquelles nous jouons avec une telle insouciance. BP n’est pas capable de reboucher le trou qu’il a fait dans la Terre. Obama ne peut pas ordonner au pélican brun de ne pas disparaître. Aucune somme d’argent – pas même les 20 milliards de dollars que BP s’est engagé à mettre sur un compte sous séquestre, pas même 100 milliards de dollars – ne peut remplacer une culture qui a perdu ses racines.
Cette crise environnementale touche à de nombreux problèmes : la corruption, la dérégulation, l’addiction aux combustibles fossiles. Mais au-delà, elle remet en question la dangereuse attitude de notre culture qui prétend avoir une telle compréhension de la nature et un tel contrôle sur elle qu’ils nous autorisent à la manipuler et à la remodeler radicalement en ne faisant peser qu’un risque minimum sur les systèmes naturels qui assurent notre subsistance. Comme l’a révélé le désastre BP, la nature n’est jamais aussi prévisible que le laissent imaginer les modèles mathématiques et géologiques les plus sophistiqués. “Les meilleurs esprits et la meilleure expertise ont été réunis” pour résoudre la crise, a déclaré le patron de BP, Tony Hayward, lors de sa récente audition devant le Congrès, “à l’exception du programme spatial des années 1960, jamais une équipe plus compétente et plus efficace techniquement n’a été mise en place.” Et pourtant, ces spécialistes sont comme la brochette de personnalités alignées sur la scène du gymnase de Louisiane : ils font comme s’ils savaient, alors qu’ils ne savent rien.
Comme tout le monde a pu s’en rendre compte après l’explosion de la plate-forme Deepwater Horizon, BP n’avait prévu aucune réponse efficace en cas d’accident. Quand on lui a demandé pourquoi sa compagnie n’avait même pas pris la peine d’entreposer à terre un dôme de confinement, Steve Rinehart, porte-parole de BP, a répondu : “Je pense que personne n’avait prévu la situation à laquelle nous sommes confrontés aujourd’hui.” Ce refus d’anticiper un échec est sans conteste venu d’en haut. Il y a un an, Hayward déclarait à un groupe d’étudiants de Harvard qu’il avait sur son bureau une plaque portant l’inscription : “Si vous étiez certain de ne pas échouer, que tenteriez-vous ?” Loin d’être une simple devise, la phrase décrit précisément la façon dont BP et ses concurrents se comportent dans le monde réel. Lors des récentes auditions devant le Congrès, le député démocrate du Massachusetts Ed Markey a questionné les représentants des grandes compagnies pétrolières et gazières sur la façon dont elles avaient réparti leurs budgets. Sur trois ans, elles ont dépensé “39 milliards de dollars dans la prospection de nouveaux gisements, alors qu’elles n’ont alloué que 20 millions de dollars à la recherche sur les questions de sécurité, de prévention des accidents et de gestion des pollutions de grande ampleur”.
Le “dossier initial d’exploration” que BP a soumis au gouvernement avant le forage de Deepwater Horizon se lit comme une tragédie grecque sur l’arrogance humaine. Même en cas de marée noire, peut-on y lire, les dégâts environnementaux seront minimes. Présentant la nature comme un partenaire (voire un sous-traitant) prévisible et consentant, le rapport explique qu’en cas de pollution accidentelle “les courants et la dégradation microbienne élimineraient le pétrole de la colonne d’eau et dilueraient ses composants à des taux insignifiants”. Les effets sur la faune, d’autre part, “ne seraient pas mortels” en raison de “la capacité des poissons et des crustacés adultes à éviter les nappes de pollution et à métaboliser les hydrocarbures”.
Plus fort encore, en cas d’accident, il y aurait probablement “un risque très faible d’impact sur le littoral” du fait de la réaction rapide prévue par la compagnie et de “la distance séparant la plate-forme du rivage” – environ 70 kilomètres. Il s’agit là de la déclaration la plus stupéfiante du rapport. Dans un golfe fréquemment balayé par des vents soufflant à plus de 60 km/h, et sans parler des ouragans, BP a si peu tenu compte de la puissance de la houle et des coups de vent que l’on n’a même pas songé qu’une nappe de pétrole puisse dériver sur 70 kilomètres. (Mi-juin, un débris provenant de la plate-forme Deepwater Horizon a été retrouvé sur une plage de Floride, à près de 300 kilomètres du lieu de l’explosion.) Une négligence aussi éhontée n’aurait cependant pas été tolérée si BP n’avait pas fait part de ses prévisions à une classe politique avide de croire que la nature est désormais totalement maîtrisée. Forer sans la moindre réflexion préalable a été la politique adoptée par le Parti républicain à partir de mai 2008. Alors que le prix de l’essence atteignait des sommets, le leader conservateur Newt Gingrich lança le slogan : “Drill Here, Drill Now, Pay Less” [Forons ici, forons aujourd’hui même, faisons des économies].
Immensément populaire, la campagne en faveur des forages jeta aux orties prudence, études préalables et action mesurée. Dans l’esprit de Gingrich, forer partout où l’on pouvait espérer trouver du pétrole ou du gaz était un moyen infaillible pour tout à la fois faire baisser le prix des carburants à la pompe, créer des emplois et donner un coup de pied au cul aux Arabes. Face à ces trois nobles objectifs, il fallait n’être qu’une chochotte pour se préoccuper d’environnement. Obama a donné dans le panneau. Trois semaines avant l’explosion de la plate-forme Deepwater Horizon, il a annoncé qu’il autoriserait les forages off-shore dans certaines zones protégées du littoral américain.
“L’océan est vaste : il surmontera ça”, a claironné le patron de BP
L’océan est vaste : il surmontera ça, claironnait Hayward durant les premiers jours de la catastrophe pendant que John Curry, porte-parole de BP, affirmait avec aplomb que les microbes dévoreraient la totalité du pétrole présent dans l’eau de mer, car la nature, disait-il, “est toute prête à apporter son aide à la résolution du problème”. Or la nature n’a pas joué le jeu. Le puits jaillissant de l’océan a emporté tous les obturateurs, dômes de confinement et autres systèmes d’injection mis en œuvre par BP. Les vents et les courants marins se sont joués des dérisoires barrages flottants déployés pour tenter d’absorber le pétrole. “Nous les avions prévenus”, raconte Byron Encalade, président de l’Association des ostréiculteurs de Louisiane. “Le pétrole va passer par-dessus les barrages ou s’infiltrer par-dessous.” Et c’est exactement ce qui est arrivé. Le biologiste marin Rick Steiner, qui suit de près les opérations de nettoyage, estime que “70 à 80 % des barrages déployés ne servent absolument à rien”.
Enfin, il y a la question controversée des dispersants chimiques : près de 4 millions de litres de ces produits ont été déversés par BP dans l’océan, avec sa désinvolture coutumière. Or très peu de tests ont été effectués et l’on ne sait absolument pas ce que cette quantité sans précédent de pétrole dilué dans l’eau va provoquer sur la faune marine.
Une profonde blessure infligée à un organisme vivant
Heureusement, beaucoup d’autres tirent une leçon différente de la catastrophe, qu’ils voient comme la preuve de notre impuissance à maîtriser les formidables forces naturelles que nous libérons. Il y a également autre chose : le sentiment que le trou au fond de la mer est plus qu’un simple accident d’ingénierie. C’est une profonde blessure infligée à un organisme vivant.
C’est sans doute le rebondissement le plus surprenant de la saga de la côte du golfe du Mexique. Il semble que ce désastre nous ouvre les yeux sur une réalité : la Terre n’a jamais été une machine. Suivre le cheminement du pétrole dans l’écosystème constitue une excellente introduction à l’écologie globale. Chaque jour, nous prenons un peu plus conscience que tel problème terrible survenant dans une région du monde se répercute selon des chemins que la plupart d’entre nous n’auraient jamais imaginés. Nous apprenons que les pêcheurs de l’île du Prince-Edouard, au Canada, s’inquiètent parce que le thon rouge de l’Atlantique qu’ils pêchent se reproduit à des milliers de kilomètres plus au sud, dans les eaux souillées de pétrole du golfe du Mexique. Et nous découvrons aussi que, pour les oiseaux, les zones humides de la côte du golfe du Mexique sont un gigantesque aéroport : 75 % de tous les oiseaux aquatiques migrateurs des Etats-Unis y font escale.
C’est une chose de s’entendre expliquer qu’un papillon battant des ailes au Brésil peut provoquer une tornade au Texas. C’en est une autre que de voir la théorie du chaos se concrétiser sous vos yeux. L’universitaire et écoféministe Carolyn Merchant formule de la façon suivante la grande leçon à tirer de ce désastre : “Le problème, comme l’a tragiquement et tardivement découvert BP, est qu’en tant que force active la nature ne peut être confinée.” La conséquence la plus positive de cette catastrophe serait non seulement une accélération du développement des sources d’énergie renouvelables comme l’éolien, mais aussi une adhésion systématique au principe de précaution scientifique. Exact contraire du credo “si vous étiez persuadé de ne pas échouer” cher à Hayward, le principe de précaution établit que “lorsqu’une activité comporte des risques pour l’environnement ou la santé humaine”, nous devons procéder avec prudence, comme si l’échec était possible et même probable. Peut-être pourrions-nous offrir au patron de BP une nouvelle plaque pour orner son bureau lorsqu’il signera les chèques de compensation aux victimes de la marée noire : “Vous faites comme si vous saviez, mais en fait vous ne savez rien.”
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