La guerre des Belges aura-t-elle lieu?
14.10.10
Tels les Grecs du cinquième siècle avant notre ère qui se félicitaient de ce qu'aucune de leurs cités n'avait jamais vécu les affres de cette guerre civile, ou stasis, qu'ils réservaient aux Barbares, avant de se livrer aux pires atrocités sur leurs concitoyens (Thucydide, III, 82), les Belges se rassurent à bon compte sur la situation dramatique de leur pays en excipant de ce que, jamais, leurs querelles linguistiques n'ont fait couler le sang.
Que cela constitue une garantie pour l'avenir paraît douteux. Considérons la question belge de manière objective, d'abord en affichant les conflits d'intérêts éventuels de l'auteur de ces lignes, Bruxellois de langue française dont l'arbre généalogique plonge ses racines dans la Flandre profonde.
Du point de vue flamand, l'histoire de la fédéralisation de la Belgique est d'une réussite éclatante. On l'oublie, mais la Belgique s'est fédéralisée pour rencontrer les aspirations autonomistes des Flamands, dans le domaine culturel au sens large (y compris l'enseignement), mais également des Wallons, qui prétendaient maîtriser leur destin économique. Quarante années plus tard, force est de constater le succès du gouvernement flamand, qui a su redonner en effet à la culture et l'enseignement flamands une réelle aura, et l'échec relatif des Wallons à prendre définitivement congé de leur glorieux passé industriel. Enhardis par leurs premiers succès, les Flamands obtinrent régulièrement de Wallons pourtant échaudés de nouveaux transferts de compétences, en leur offrant, pour faire simple, de l'argent (via une clef de répartition du fruit des impôts fédéraux qui leur était favorable).
La donne a changé. Aujourd'hui le fédéralisme fiscal – notamment la régionalisation de l'impôt des personnes physiques – apparaît aux Flamands comme une étape cruciale sur le chemin de leur autonomie. Dès lors, les négociateurs flamands n'ont plus guère de compensation à offrir aux Wallons pour convaincre ceux-ci de consentir à de nouveaux tranferts de compétences vers les entités fédérées. Surtout, les revendications flamandes se sont désormais donné le visage d'un nationalisme virulent et assumé, qui ne fait pas mystère de ce que son objectif ultime est l'avènement d'une République flamande indépendante, capitale : Bruxelles. Ce point figure au programme non seulement de la formation d'extrême droite Vlaams Belang, stabilisée aux alentours de 15 % de l'électorat flamand, mais surtout de la NVA, parti nationaliste qui a remporté haut la main les dernières élections fédérales du côté néerlandophone, et auquel les sondages promettent, en cas de retour aux urnes, de laminer les partis traditionnels. A eux seuls, ces deux partis flirtent avec les 50 % de l'électorat flamand : c'est assez dire que le nationalisme n'est pas exactement un phénomène marginal, en Flandre.
Le projet indépendantiste flamand se trouve pourtant confronté à un dilemme insurmontable, une énigme qui porte le nom d'une ville de plus d'un million d'habitants : Bruxelles. Historiquement et territorialement flamande, capitale administrative et poumon économique de la Flandre, Bruxelles est peuplée de 95 % de francophones et de 5 % de néerlandophones. L'histoire européenne récente nous montre que la partition d'un Etat est susceptible de se réaliser de manière pacifique, dès lors que l'adéquation des populations aux territoires concernés est sans contestation majeure : c'est le modèle tchécoslovaque. Figurons-nous ce qu'eût été la partition de la Tchécoslovaquie si Prague, capitale tchèque, avait été peuplée de 95 % de Slovaques, et l'on aura réuni les données de cette insoluble équation à laquelle sont confrontés les nationalistes flamands. Cette situation n'est pas sans précédent, comme en témoigne le modèle yougoslave, caractérisé par des prétentions nationalistes sur des territoires aux populations récalcitrantes.
Depuis 2007, la Belgique est virtuellement sans gouvernement. Un nouveau tour de négociation entre les partis vainqueurs des dernières élections fédérales vient d'échouer, la NVA ayant décrété qu'il fallait reprendre l'ensemble de la négociation de zéro, et changer de méthode. Paradoxalement, la population belge semble osciller entre indifférence et exaspération. L'indifférence, mêlée de mépris vis-à-vis d'une génération politique passablement démonétisée qui semble incapable de nouer ces compromis qui rythment l'histoire politique belge depuis bientôt un demi-siècle, le cède progressivement à l'exaspération, sur le thème "Qu'ils nous laissent partir !" en Flandre , et "Qu'ils la prennent donc, leur indépendance !", du côté francophone, sans que personne ne se risque pourtant à formuler ne serait-ce qu'une ébauche d'actualisation de ce projet indépendantiste qui se heurte, non seulement à la réalité bruxelloise, mais encore aux municipalités qui lui sont limitrophes, ces "communes à facilités", administrativement flamandes, parmi les plus prospères de Flandre, mais peuplées de "minorités" francophones qui composent jusqu'à 90 % de la population locale.
Depuis de nombreuses années, les communes à facilités sont arpentées par des milices linguistiques flamandes, dont le Taal Aktie Committee (TAK), émanation du Vlaams Belang, qui mènent des actions directes – interruption des séances du conseil communal, défilés, manifestations, etc. – en scandant des slogans tels que "Rats francophones, roulez vos matelats !" (qui rime : Franse ratten, rol uw matten !). Chaque année, une institution directement subventionnée par les pouvoirs publics flamands organise le Gordel (ceinture), soit une promenade politique en vélo autour de Bruxelles pour rappeler et le caractère flamand de la capitale, et celui des communes périphériques : quatre-vingt mille participants en 2010, dont la plupart des ministres flamands, présidents de parti, etc.
L'évolution de ces communes à facilités résume à elle seule l'histoire du nationalisme flamand et de ses apories. Le nationalisme flamand n'est une revendication économique – cesser d'alimenter le profitariat wallon – qu'à la marge ; son coeur est linguistique et, comme souvent, de l'ordre du complexe d'infériorité. Pendant des siècles, la Flandre s'est partagée linguistiquement entre le français, plutôt réservé à l'élite, et différents dialectes apparentés au néerlandais et à l'allemand. Se sentant, à juste titre, méprisés sur le plan culturel, et voyant avec effroi s'étendre la "tâche d'huile" francophone autour de Bruxelles, les Flamands décidèrent au début des années soixante d'homogénéiser leurs idiômes, en optant pour la langue néerlandaise standardisée de leurs voisins du Nord, de manière à présenter un front linguistiquement uni face aux empiètements du français. Ils exigèrent, et obtinrent, la fixation d'une frontière linguistique intrabelge. Certes, il ne pouvait s'agir d'imposer aux habitants de la Flandre l'usage du néerlandais dans leurs relations privées ; l'article 30 de la Constitution belge – "L'emploi des langues usitées en Belgique est facultatif ; il ne peut être réglé que par la loi, et seulement pour les actes de l'autorité publique et pour les affaires judiciaires" – leur en faisait interdiction, seulement l'emploi des langues avec et par les pouvoirs publics.
Vu l'importance des minorités francophones dans les communes périphériques à Bruxelles, les négociateurs de l'époque convinrent de ce que les francophones des communes à facilités (linguistiques) auraient le loisir d'opter pour l'emploi du français avec les pouvoirs publics locaux, lesquels seraient toutefois strictement tenus à l'usage exclusif du néerlandais pour le surplus. Ce qui nous vaut aujourd'hui ces scènes surréalistes de conseils communaux dont la presque totalité des élus sont francophones, mais qui doivent s'exprimer exclusivement dans un néerlandais parfois des plus approximatifs, sous peine de voir leurs résolutions annulées par l'autorité de tutelle flamande, et leurs délibérations interrompues par les hurlements des membres du Taal Aktie Committee qui agitent des matelats et des rats morts.
Le caractère picrocholin de ces scènes n'échappe à personne, et c'est en effet l'honneur des Belges d'avoir su, jusqu'ores, canaliser ces manifestations dans le cadre d'un consensus belge plus large. Toutefois ce consensus est mort ; le nationalisme flamand en a dissout les fibres délicates en s'inscrivant dans une dynamique d'indépendance, qu'il est pourtant incapable de conceptualiser.
Drieu Godefridi est l'auteur de l'ouvrage Le droit public (Luc Pire, 2009).
Drieu Godefridi, docteur en philosophie, dirigeant d'entreprise
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