Sarkozy, Jaurès et les chrétiens d’Orient.
http://www.lesoir.be Mardi 11 janvier 2011 Jean-Paul Marthoz Journaliste et essayiste.
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Leur exode apparaît inexorable. A l’image des Juifs du monde arabe, qui, après l’indépendance d’Israël, furent accusés d’être « à la solde de l’Etat sioniste », harcelés, le plus souvent poussés au départ ou expulsés (1), les chrétiens, présents sur ces terres depuis deux millénaires, sont dénoncés comme des étrangers ou comme de « nouveaux croisés ».
Les minorités chrétiennes d’Orient sont la cible des islamistes les plus extrémistes, mais elles sont aussi victimes du double langage de gouvernements prétendument modérés qui ont instauré une discrimination de fait et de droit entre l’islam d’Etat et les autres philosophies et religions.
Ils pâtissent également des politiques insensées de l’Occident. En déclarant en 2003 la guerre à l’Irak, le très chrétien George Bush a fait le jeu des intégristes et des terroristes. Quant à l’interminable conflit israélo-palestinien, il prend les chrétiens en tenaille.
Les chrétiens d’Orient se sont longtemps sentis abandonnés, comme si leur sort ne comptait guère face à des intérêts économiques ou stratégiques jugés plus essentiels. Comme si l’Europe et les Etats-Unis craignaient d’être accusés d’islamophobie en dénonçant la situation des minorités dans les pays arabo-musulmans.
Le discours de Nicolas Sarkozy, vendredi dernier, lors de la présentation de ses vœux aux autorités religieuses, a rompu avec la politique d’indifférence. « La France, s’est-il exclamé, condamnera ces crimes depuis toutes les tribunes que lui offre le droit international ». Saluant les condamnations de ces attentats par des autorités musulmanes en France, le président a ajouté : « Les martyrs d’Alexandrie ou de Bagdad ne sont pas uniquement des martyrs coptes ou syriaques. Ils sont collectivement les martyrs de la liberté de conscience ».
La défense des chrétiens d’Orient ne doit pas être conçue, en effet, comme une cause communautariste ou cléricale. Elle est un combat pour les droits humains. « La liberté de culte et son corollaire immédiat, la liberté de conscience, a insisté Nicolas Sarkozy, sont, au même titre que la liberté d’expression, consubstantielles de la Démocratie ».
Versant sud de l’engagement, en Europe, contre le racisme anti-arabe et l’islamophobie, elle est aussi un pari sur la capacité des pays musulmans à intégrer les valeurs de la modernité. « Se résigner à la disparition des chrétiens, écrivait Henri Tincq en 2004, serait prendre son parti du choc des civilisations ». Cette résignation reviendrait à accepter comme une fatalité la transformation du monde arabo-musulman en un vaste territoire obscur, qui entre à reculons dans l’histoire, à contre-courant des principes de diversité et d’universalité.
La prise de conscience européenne des malheurs des chrétiens en terre d’Islam est tardive mais réelle. Fin décembre, au Parlement européen, les groupes socialistes et verts se sont joints aux libéraux, aux démocrates-chrétiens et à des formations de droite pour dénoncer les attentats anti-chrétiens, notamment en Irak.
Toutefois, la réaction n’est pas encore à la hauteur des menaces qui pèsent sur ces communautés prises au piège. Elle est loin, en tout cas, de l’engagement flamboyant des intellectuels occidentaux en faveur des chrétiens de Turquie, en particulier des Arméniens, à la fin du XIXe siècle.
Les deux époques ne sont évidemment pas comparables car les violences déclenchées par le pouvoir ottoman avaient une ampleur génocidaire. La cause arménienne avait également une dimension idéologique et nationale différente de celle qui prévaut aujourd’hui en terre d’islam. Mais ces massacres suscitèrent une vague d’indignation sans précédent qui rassembla croyants et incroyants.
Lorsque, dans les années 1890, le « Sultan rouge » Abdülhamid organisa l’assassinat des Arméniens, nombre de libéraux, de socialistes et de francs-maçons refusèrent de laisser le monopole de la dénonciation aux chrétiens, à la droite et aux milieux impérialistes avides de dépecer un Empire finissant.
Aux Etats-Unis, les écrivains Mark Twain et Ezra Pound, le rabbin Stephen Wise, la féministe Charlotte Perkins Gilman, furent parmi les premiers et plus ardents à se mobiliser pour les minorités chrétiennes d’Orient.
En France, Bernard Lazare, la féministe libertaire Séverine, Anatole France, les dreyfusards et les fondateurs de la Ligue des droits de l’Homme, prirent eux aussi fait et cause pour les Arméniens.
En 1896 et 1897, Jean Jaurès, jeune parlementaire socialiste, prononça des discours vibrants et implacables à l’encontre d’un gouvernement français accusé de collusion avec la dictature ottomane. « Devant tout ce sang versé, devant ces abominations et ces sauvageries, devant cette violation de la parole de la France et du droit humain, pas un cri n’est sorti de vos bouches, pas une parole n’est sortie de vos consciences, tonna-t-il à la tribune de la Chambre des députés. Nous en sommes venus au temps où l’humanité ne peut plus vivre avec, dans sa cave, le cadavre d’un peuple assassiné ».
Son appel fut entendu par la gauche européenne. Réuni à Bruxelles en 1901, le Bureau socialiste international, présidé par Emile Vandervelde, leader du Parti ouvrier belge et franc-maçon, invita tous ses membres à agir au sein de leurs parlements respectifs pour que cessent les violences contre les Arméniens.
A aucun moment, celui qui, en 1905, participera à la rédaction de la loi sur la séparation de l’Eglise et de l’Etat, ne se sentit gêné de se retrouver aux côtés des « calotins », parce que la cause arménienne qu’il défendait dépassait les clivages partisans et les myopies sectaires.
« Dans la solennité de son discours, écrit Vincent Duclert, Jaurès démontra que la justice n’avait pas de frontières et que la morale démocratique imposait le combat contre la tyrannie où qu’elle fût ».
Si la solidarité entre des membres d’une même communauté est naturelle et légitime, il n’y a rien de plus noble et de plus progressiste, en effet, que de défendre au nom du respect de la dignité humaine les droits fondamentaux de victimes dont on ne partage ni la nation ni la foi.
L’engagement de Jaurès pour les Arméniens s’inscrivait dans son combat pour la République, la laïcité et le progrès. Il devrait inspirer tous ceux qui, aujourd’hui, se veulent ses héritiers.
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