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Δευτέρα 10 Ιανουαρίου 2011

La Turquie se détourne-t-elle de l'Occident ? Reportage
Une société en proie à de fortes tensions
Article paru dans l'édition du 18.06.10


Dans le quartier de Fatih, à Istanbul, fief traditionnel des islamistes et musulmans à la vertu majuscule, le bâtiment tient autant de l'agence de voyage que du centre de recrutement. Des hommes, barbus pour la plupart, et des femmes, pratiquement toutes voilées, s'y croisent dans un flot ininterrompu depuis le tragique abordage de l'armée israélienne contre le Mavi-Marmara, le navire affrété par la Fondation pour l'aide humanitaire, l'IHH, dont le sigle s'inscrit sur les murs de ce siège aseptisé de la mégapole turque.
On y côtoie des sympathisants ou de simples badauds, des membres d'organisations non gouvernementales, des étrangers, des militants islamistes, activistes de droite et de gauche dans un rare moment de communion. On se congratule, on s'encourage. On vibre aux récits des témoins directs de cette nuit sanglante du 31 mai qui a déclenché une vague de colère et de réprobation internationale. Une onde de choc surtout au coeur même de cette Turquie déjà en proie à de fortes tensions.
Pas un jour depuis sans qu'un homme politique, un média ou une personnalité n'invite Gaza et Israël dans sa conversation, souvent dans une surenchère à la provocation, nationaliste ou populiste. Pas un jour sans que la rue ne gronde à Istanbul, à Ankara ou ailleurs. « On assiste à une escalade, avance Hakan Yilmaz, sociologue à l'université du Bosphore. Il y a eu des réactions vives du gouvernement lors du bombardement de Gaza (décembre 2008-janvier 2009), suivies du courroux de Recep Tayyip Erdogan à Davos contre Shimon Pérès, mais là on atteint un sommet qui cristallise toutes les divisions politiques. »
Attaqué sur sa droite pour sa gestion du problème kurde par le parti ultranationaliste du MHP, en progression dans les sondages, critiqué pour sa mollesse par les islamistes du Saadet, l'AKP (islamo-conservateur) au pouvoir a trouvé avec Gaza « une opportunité en or pour afficher sa capacité de fermeté », estime le chercheur. Avec les réformes intérieures qui marquent le pas, des relations avec l'Arménie interrompues, un dossier chypriote au point mort et des relations avec l'Union européenne au creux de la vague, « voilà un gouvernement en période préélectorale jouant la fibre islamo-nationaliste qui ne cesse de gagner du terrain depuis une quinzaine d'années », poursuit Hakan Yilmaz.
D'après un sondage Metro-Poll du 3 juin, près de 33 % des personnes interrogées estiment que le premier ministre, Recep Tayyip Erdogan, a réagi avec suffisamment de poigne après l'abordage du Mavi-Marmara. Ils sont 61 % à penser qu'il doit encore aller plus loin. « A vrai dire, cette situation est exceptionnelle, analyse l'historien Rifat Bali, spécialiste de l'antisémitisme en Turquie. Jamais des Turcs n'avaient été tués par l'armée israélienne. En plus, cela se produit alors que le pays est polarisé à l'extrême, la presse sans scrupules et l'opposition encore trop faible. »
Fraîchement élu à la tête du parti kémaliste CHP, la principale formation d'opposition, Kemal Kiliçdaroglu s'est vu accusé par le premier ministre d'être l' « avocat de Tel-Aviv » pour avoir émis quelques bémols au sujet de la diplomatie turque. M. Kiliçdaroglu a répliqué que l' « avocat » en question ne pouvait être que le gouvernement, qui conclut des accords avec Israël en coulisses... « J'ai moins peur d'une soudaine montée de l'antisémitisme - qui a toujours existé - que d'une propension hallucinante au complot », s'inquiète Rifat Bali.
Dans certains journaux, toutes sortes d'hypothèses défilent, bourrées de détails invérifiables sur les raisons de ce raid maritime et les implications supposées au sein de l'appareil d'Etat. Des chroniqueurs échafaudent une théorie de conspiration, une collusion entre les rebelles kurdes du PKK et les services secrets israéliens. Le quotidien d'extrême droite islamiste Vakit a directement pointé les noms de journalistes turcs « pro-israéliens », selon ses critères.
« L'atmosphère actuelle est très préoccupante », estime Nuray Mert, politologue et éditorialiste, tenante d'un dialogue avec les islamo-nationalistes de la Turquie profonde. Figure intellectuelle, elle considère que, depuis l'élection d'Abdullah Gül à la présidence (en 2007), le pays s'est divisé et crispé « comme jamais » . Elle ajoute : « Les discours radicaux de ces derniers jours laissent à penser qu'on est en compétition avec l'Iran. C'est l'islamisation qui revient à la surface. » Moins inquiète, Esra Küyas, spécialiste des mouvements nationalistes et islamistes turcs à l'université de Galatasaray, affirme que, dans cette période de crise, « la Turquie montre simplement qu'elle existe, qu'elle est aussi un des leaders du monde musulman ».
Selon elle, le pays ne fait que poursuivre un long processus cherchant à obtenir la reconnaissance des valeurs propres à la nation : « Après toutes ces décennies où Mustafa Kemal a été vu comme quelqu'un ayant coupé nos racines, il existe désormais un consensus idéologique qui n'avait jamais atteint un tel degré, poursuit-elle. Dans le fond, qu'est-ce que le peuple turc ? Des musulmans, nationalistes comme beaucoup d'autres, croyants, de droite, libéraux et pragmatiques, à l'image de ceux qui nous gouvernent. » Une approche décomplexée partagée par l'économiste Ahmet Insel : « L'effervescence actuelle est un moment de catharsis intéressant et peut-être même salutaire, où les choses se retrouvent à leur vraie place. »
Devant le siège de l'IHH, des jeunes rêvent de lendemains qui chantent. Dans son bureau, Hüseyin Oruç, son vice-président, n'en a pas fini de répondre à la presse. Ce soir, il passera encore devant les caméras de télévision pour raconter sa nuit à bord du Mavi-Marmara. Sûrement qu'il dira encore avec force, le sourire aux lèvres, son refus de voir Gaza utilisé à des fins politiciennes. Que le peuple tournera le dos au parti au pouvoir, l'AKP, s'il n'est pas sincère. Que de toute façon, partout dans le monde, « les gens deviennent plus religieux, pas seulement en Turquie ».
Nicolas Bourcier (Istanbul, envoyé spécial)

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