Kurdes. Fayik Yagizay : « C’est maintenant que nous sommes les plus
puissants »
ENTRETIEN RÉALISÉ PAR JEAN-JACQUES RÉGIBIER
HUMANITE.FR
Au moment où se profilent les questions d’après-guerre,
le représentant du HDP ( Parti démocratique des peuples ) auprès des
Institutions européennes, Fayik Yagizay, explique ce qui est en train de
changer au Moyen-Orient, quels sont les enjeux géostratégiques des pays engagés
dans le conflit, et quelle est la stratégie des Kurdes. Entretien.
Qu’est-ce qui a changé depuis le début de l’été
dans la situation au Moyen-Orient, et en Turquie pour les Kurdes ?
Fayik Yagizay. D’abord la répression en Turquie contre le
mouvement démocratique et les Kurdes continue et s’accroît, ainsi que les
menaces contre Kobané (1). Erdogan fait les mêmes menaces contre le Kurdistan
irakien qui organise un referendum le 25 septembre. Il pense que ce referendum
ainsi que la demande de statut pour le Rojava par les Kurdes (2), sont un
danger pour la Turquie. C’est ce qui guide sa stratégie à l’heure actuelle, et
c’est pourquoi Erdogan a changé sa politique dans la région. D’abord, il
soutenait les groupes opposants au régime syrien, mais actuellement il essaie
de trouver une entente politique et diplomatique avec l’Iran, et avec la Syrie
de Bachar al- Assad, et aussi avec les Russes. A la base de ce
changement, il y a la crainte que les Kurdes soient un peu plus autonomes dans
cette région. Il doit donc laisser tomber le projet qu’il avait avant pour la
Syrie, quand il soutenait les Frères musulmans pour qu’ils remplacent Bachar
al-Assad. Il essaie également de faire pression sur les Américains pour que la
coalition s’oppose aux velléités des Kurdes. Mais entre temps, les Américains
et les Occidentaux ont très bien vu que c’étaient les Kurdes qui combattaient
Daesh de la manière la plus conséquente et la plus efficace, que c’étaient
aussi eux qui offraient l’alternative politique la plus sérieuse et qu’il
fallait les soutenir. Notamment parce que les Kurdes ont mis en place un
système de gestion des territoires qui accepte toutes les minorités, avec un
système démocratique, des élections, l’égalité hommes-femmes, etc…
Erdogan a engagé des pourparlers avec l’Iran.
Qu’est-ce qu’il en attend ?
F.Y. Historiquement, il y a toujours eu une
concurrence entre La Turquie et l’Iran pour être le leader de l’islam dans la
région. Mais quand on passe à la question kurde, ils arrivent à se mettre
d’accord malgré leurs désaccords sur d’autres points. En fait, Erdogan veut
entraîner l’Iran dans une action contre le PKK. Mais les Kurdes ont trouvé un
compromis avec le régime syrien sur le Rojava. A terme cependant, quand la
guerre contre Daesh sera terminée, l’Iran peut jouer un rôle pour casser ce
compromis puisqu’elle a une influence sur régime d’Assad qu’elle soutient.
C’est en tous les cas le calcul d’Erdogan.
Qu’en est-il aujourd’hui de l’attitude des
Etats-Unis, aussi bien envers les Kurdes, à qui ils fournissent des armes, que
vis-à-vis de la Turquie, dont ils sont les alliés ?
F.Y. Les Américains continuent à fournir des
armes aux Kurdes, ce qui provoque la colère de Erdogan. La tension est toujours
la même aujourd’hui. Ce qu’espéraient les Etats-Unis, c’est qu’ils allaient
trouver des alternatives aux Kurdes pour combattre Daesh dans la région. Mais
les groupes qui existaient ont soit rejoint Daesh, soit ils se sont dispersés.
Donc aujourd’hui, ceux qui mènent le combat contre Daesh, c’est l’armée
syrienne et les Kurdes.
Et la Russie ?
F.Y. La Russie voudrait récupérer la Turquie
dans sa zone d’influence, et donc la détacher des Etats-Unis et de l’OTAN. Pour
cela, il faut qu’elle donne des gages à la Turquie, mais la Russie voudrait
aussi se servir de la Turquie pour écraser les opposants contre Bachar al-Assad
en Syrie. D’autre part, la Turquie a tout intérêt à montrer son rapprochement
avec la Russie, histoire de maintenir une menace sur les Européens et les
Etats-Unis, dont elle estime, sur plusieurs points ( l’armement des Kurdes par
les Etats-Unis, la dénonciation des atteintes aux droits de l’homme en Turquie
par l’Union européenne ) que leur politique ne lui est pas favorable.
C’est pour cela que la Russie accepte que la Turquie entre un peu en Syrie,
tout en maintenant son soutien au régime de Bachar al-Assad. Aujourd’hui, c’est
la Turquie elle-même qui veut normaliser directement ses rapports avec le
régime syrien. En ce qui concerne les Kurdes, il faut signaler que
l’administration du Rojava a ouvert un bureau à Moscou et que le dialogue
continue entre Kurdes et Russes. Il y a aussi une base militaire russe à Efrin
( une ville située à l’ouest du Rojava, qui est la cible de l’armée turque,
ndlr. ) La Russie a plutôt une politique d’équilibre entre la Turquie qu’elle
veut détacher des Occidentaux et qu’elle veut utiliser contre les opposants à
Bachar el- Assad, et les Kurdes, parce qu’ils commencent à avoir un pouvoir
important dans la région. Moscou calcule qu’à l’avenir, ce pouvoir va se
renforcer, et que c’est donc important d’avoir des relations avec les Kurdes.
L’autre intérêt, c’est que les Russes ne veulent pas non plus voir les Kurdes
tomber du côté des Américains, et qu’ils entendent bien jouer un rôle d’acteur
dans les relations entre les Kurdes et le régime syrien, puisque le Rojava est
en territoire syrien. Actuellement, la Russie ne menace pas les Kurdes, mais on
est dans un calcul politique, on ne sait pas ce qui peut se passer, d’autant que
les Etats-Unis peuvent eux aussi encore changer d’attitude et se mettre
d’accord avec Erdogan contre les Kurdes. Donc nous, on compte surtout sur notre
pouvoir. On a confiance dans notre système qui inclus toutes les minorités
religieuses et ethniques ( Arabes, Syriaques, Assyriens et autres minorités.)
C’est un système qui marche sur place, actuellement.
Est-ce que les Kurdes se sentent soutenus par
l’Europe ?
F.Y. Il y a eu un changement dans l’attitude
des Européens suite à la résistance du Rojava contre Daesh, mais ce n’est pas
suffisant. On ne peut pas dire qu’ils soutiennent les Kurdes à 100%, ni de
manière efficace. Or il faut tout de même rappeler que les Kurdes ne combattent
pas seulement pour eux, ils se battent pour tout le monde, et spécialement pour
l’Europe. Or le soutien militaire de l’Europe aux Kurdes n’existe pas. Et
politiquement, le soutien n’est pas suffisant non plus. Encore une fois, au
Rojava, le système mis en place par le Kurdes est fondé sur la démocratie,
l’égalité entre les hommes et les femmes et l’écologie, mais malheureusement
les Européens ne soutiennent pas ce système. Juste un exemple. Il y a eu cette
année des réunions sur la Syrie à Genève, et les Kurdes n’y ont jamais été
invités alors que des opposants qui n’ont aucune implantation dans la région et
qui ne combattent pas Daesh y sont invités. Comment peut-on espérer avancer
dans ces conditions là ?
Vous l’avez dit, un referendum a lieu le 25
septembre dans le Kurdistan irakien. Quels en sont les enjeux et qu’en pensez-vous ?
F.Y. Il faut voir qu’aujourd’hui, c’est le
chaos au Moyen-Orient, et que les Kurdes ont résisté, se sont battu et ont eu
des morts. Ils ont payé un prix lourd pour sortir cette région du chaos. Donc
les Kurdes ont le droit de défendre leur indépendance. Aucun Kurde ne peut être
contre ce referendum. Mais on peut en critiquer certains points. Depuis 4 ans
par exemple, Massoud Barzani ( le président du gouvernement régional du
Kurdistan irakien et chef du Parti démocratique du Kurdistan, ndlr ) reste le
président sans avoir été réélu. Depuis 2 ans, le Parlement est fermé. Donc pour
nous, ce serait bien de résoudre d’abord ces problèmes là avant de faire un
referendum. On ne sait pas non plus comment va réagir le gouvernement irakien,
mais on sait déjà que la Turquie, l’Iran et les Etats-Unis trouvent que ce
n’est pas le bon moment pour faire ce referendum. D’autre part, les Kurdes ne
sont pas non plus vraiment unis entre eux, il vaudrait mieux qu’il y ait
d’abord une conférence de tous les Kurdes. Donc on se demande si c’est très
intelligent de faire un referendum dans un contexte aussi confus.
Quel est aujourd’hui l’objectif du HDP, au
moment où la guerre sur le terrain contre Daesh est en train d’être gagnée.
F.Y. En fait, notre but c’est d’instaurer un
système où toutes les minorités puissent vivre ensemble, il n’y a pas besoin
d’un changement de frontières pour cela. Mais les Kurdes ont besoin d’un statut
dans chaque pays ( Syrie, Irak, Iran, Turquie,) et pour nous le système
le plus faisable, c’est la fédération. Autonomie, démocratie et liberté. Bien
sûr, on ne peut l’obtenir que dans le cadre d’un dialogue avec les Etats
concernés.
Les Kurdes sont aujourd’hui dans la position de résistance la plus forte
qu’ils aient connu au cours de leur histoire. C’est maintenant que nous sommes
les plus puissants. Depuis très longtemps, les Kurdes ne sont pas reconnus par
les Etats, mais aujourd’hui, ce sont eux les acteurs de leur destin. Au
Moyen-Orient, chaque état traitait la question kurde à sa manière, avec des
statuts différents, mais tout cela a été détruit par les guerres. Les Kurdes
ont également gagné la sympathie du monde grâce à leur combat contre Daesh. On
nous accuse parfois d’être liés aux grands impérialismes, comme les Américains
et les Russes, mais il n’y a pas de relation interactive entre eux et nous.
Nous avons acquis notre force grâce à nos combats dans notre région. Ce sont
les Américains et les Russes qui ont été obligés de le reconnaître. On sait
très bien que les Américains nous soutiennent parce que ça leur est utile. Mais
on ne suit pas leur agenda, on suit le nôtre. Si ils veulent nous suivre, ils
sont les bienvenus. »
(1) Située à la frontière avec la Turquie au
nord d’Alep, la ville de Kobané, en ruine, a été reprise à l’Etat islamique par
les combattants kurdes en janvier 2015
(2) Le Rojava, ou
Kurdistan syrien, est une région du nord de la Syrie où les Kurdes ont installé
une administration autonome fondée sur des règles démocratiques, la laïcité, la
reconnaissance de toutes les religions et minorités, et l’égalité
hommes-femmes.
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